Lumière d’ailleurs, les gares

Les grandes halles des premières gares furent comme d’immenses serres posées dans le jardin de la France. Aux serres, elles emprunteront la hardiesse des premiers mariages du fer et du verre osés à grande échelle au début du siècle de l’industrie.

Du jardin intérieur…

Peut-être leur emprunteront-elles aussi les rêves d’exotisme : les serres permirent de cultiver en France les végétaux du monde entier rapportés par les explorateurs et de montrer, ici et maintenant, quelques parcelles de tous les ailleurs du monde. Les halles ferroviaires implantées bien souvent dans un jardin, en limite de villes jusqu’alors bien maigrement reliées entre elles, marquent brusquement l’irruption de l’ailleurs dans le quotidien. Tous les rêves sont permis sous la grande halle : le départ, la découverte, une autre vie, ailleurs.

Les halles ferroviaires mettent en place, en quelques décennies dans les villes de France des espaces baignés d’une lumière ineffable à la fois douce et fine, diffuse et dense qui va accompagner pendant plus d’un siècle les cérémonies des adieux et des retrouvailles chères à tous ceux qui hanteront les quais de gare et signifier désormais le train dans la mémoire
des hommes. Cette lumière des « cathédrales des temps modernes » comme les appellera Cendrars est bien différente de celle des cathédrales des temps anciens, car elle arrive par la toiture et circule longtemps dans l’édifice avant de rebondir sur les parois, filtrée autrefois par les vapeurs, maintenant simplement par l’air ambiant plus ou moins humide ou chargé de poussières.

En ce troisième millénaire, les gares sont en ville, même si on les construit parfois en quelque jardin comme en Avignon où la nouvelle grande nef posée dans les cyprès est
aussi comme un hommage à la serre originelle : voûte de verre protégeant du mistral, comme légèrement teintée de blanc d’Espagne, attrapant par le nord toutes les lumières du jour provençal pour qu’elles baignent avec douceur les voyageurs en attente.

Les gares sont en ville, mais dans une ville qui n’a plus rien à voir avec la ville de la naissance des trains, celle où l’on circulait à pied ou à cheval, puisqu’elle est devenue la ville des transports mécaniques : métros, bus, voitures, RER, taxis, tramways, ont
tous été inventés depuis 1900 et se sont frayés un passage dans la ville historique sous terre, sur terre ou dans les airs emportant les citadins dans un voyage à trois dimensions bien souvent déconnecté de l’espace historique de la ville.

Les gares du XIXe siècle se sont trouvées comme “branchées” sur ces nouveaux réseaux par toutes sortes de tuyaux, couloirs et escaliers, entourées de parkings souterrains ou aériens, provoquant l’explosion des cheminements initiatiques, composés à l’origine pour passer de la ville au voyage.

Ce sont ces cheminements qu’il nous faut patiemment remettre en place dans la composition de la gare contemporaine. Dans ce travail sur le sens des parcours et des lieux, l’identité de la gare « embarcadère sur l’ailleurs » immergée dans les réseaux de la ville moderne, est portée non plus par une clôture, aussi majestueusement composée soit-elle, mais avant tout par la lumière diffuse, présente dans la mémoire collective, celle du dernier baiser ou du visage retrouvé. Et l’on retrouve le verre, dans tous ses états, et le fer finement organisé pour le supporter.

Ainsi, à Lille-Europe, lorsqu’il s’agit de jouer avec la lumière des ciels du Nord dont selon Verhaeren « les nuages sont las de leurs voyages sombres », le verre est coupé en fines lamelles qui viennent souplement se poser sur la grande charpente pour que toute la toiture agrippe le soleil ou les nuages et les projettent sur le sol.

Dans la grande galerie, d’où que l’on vienne, de dessus, de dessous, ou par le côté, selon le moyen de locomotion qui vous a amené, on entre sous un jour tamisé, un peu moins éclatant que dehors, qui permet à l’œil apaisé de contempler la silhouette de la ville comme sur une de ces “vues d’optiques” qui, il y a quelques siècles, donnait à embrasser d’un seul regard la forme des grandes villes d’Europe.

… à la verrière urbaine

C’est de la même façon autour d’un travail sur la lumière qui est projetée, que porte l’intervention réparatrice sur la gare d’Orléans. Là, il s’agit de recomposer la gare elle même comme porte d’entrée dans le centre ville, alors qu’elle a perdu toute identité, engloutie, dans les années 1980 sous un ensemble, fermé sur lui-même, de commerces, bureaux, parkings et gare routière. Ce qui, demain, va signifier la gare pour les Orléanais, et Orléans pour les arrivants, sera la lumière d’une double halle dont l’ondulation est-ouest de métal et de verre est conçue pour capter la lumière du sud qui borde la Loire et la diffuser au cœur de la composition. Ainsi, le nouvel arrivant pourra capter, le temps d’un regard, un peu de la sérénité de la ville avant de repartir, emporté sur l’un des réseaux qui desservent ce lieu. À Paris, la gare du Nord avait été en 1864 magistralement composée pour une ville “à plat” : une immense porte de pierre sépare la rue, de la halle tournée vers le nord. C’est le simple passage à travers le mur de pierre qui transforme le citadin en voyageur en l’introduisant dans la lumière du voyage.

Mais au cours du siècle, avec la mise en place des métros, RER et autres parkings, les entrées des foules vers la gare s’étaient lentement déplacées vers l’est dans un inextricable écheveau de couloirs souterrains, coupés de la ville historique, transformant le chemin vers le voyage en un laborieux parcours accroché à quelques panneaux signalétiques.

Il s’agissait en ces lieux-mêmes de retrouver la ville, c’est-à-dire le ciel. Le ciel fait l’espace public de la ville, dit les heures, les saisons, le temps qu’il fait et fait venir la même lumière sur tous. Aussi est-ce aujourd’hui sous une verrière complète, sans aucune
partie opaque, que débouchent les quatre cent mille personnes qui entrent en ces lieux depuis les métros, bus et RER. De cet espace public à trois dimensions baigné de la lumière du sud, on voit, où que l’on soit, le sol historique et ses vieux immeubles.

Dans ce grand hall vertical, le seul “sol naturel” est celui que l’on perçoit sous ses pieds, support de l’aventure personnelle que l’on souhaite écrire en passant. Ce projet est pour nous emblématique de la recomposition à faire des espaces du transport pour les “incorporer” à l’espace public de la ville contemporaine. Le projet de transformation de la gare de Strasbourg et de sa place pour l’arrivée du TGV Est relève de cette même problématique : la place jardin qui accompagnait la gare de grès rose des années 1880, porte de pierre vers le monde du train, avait au cours du XXe siècle, sous la pression des transports mécaniques nouveaux, progressivement laissé place à une vaste esplanade dénudée, sans arbre qui vive. Même le tramway l’avait désertée, lui dont la station avait été implantée quinze mètres sous le sol historique. Symbole d’une urbanité renouvelée pour l’embarcadère du train, une verrière toute en rondeur viendra prolonger le monument de pierre, l’épanouir pour abriter les chemins vers la ville et ses transports : entre ville et train, un entre-deux, un entre temps pour abriter le premier regard de celui qui arrive vers la ville attendue et prendre le temps d’y trouver son chemin à pied, en tram ou en voiture. Tout autour de ce grand vestibule de la ville et du train, les transports s’organisent pour que la place puisse se refaire jardin, peuplée d’arbres à l’image de la ville qu’elle symbolise puisqu’elle en constitue l’entrée. Une grande verrière, un jardin, on retrouve encore les serres et le rêve du paradis perdu que l’homme ne finit pas, obstinément, de vouloir recréer, en ses villes.

Jean-Marie DUTHILLEUL
Architecte, président directeur général d’AREP (Aménagement recherche, pôle d’échanges)

Dans le même dossier